Disclaimer : les opinions de l’auteur n’engagent que lui et ne sont pas représentatives de celles de la société Kaspersky.
Les deux premières parties de cette série démontraient que ni les cryptomonnaies ni les NFT n’étaient ce qu’ils prétendent être. Et nous aurions pu en rester là : après tout, l’objet initial consistait (non sans cynisme) à étudier la possibilité de devenir riche grâce aux NFT. Cette possibilité écartée, que reste-t-il à dire ? En rajouter ne reviendrait-il pas à tirer sur l’ambulance ?
Malheureusement, non. Bien que je vous aie peut-être dissuadé de vous aventurer dans le monde des cryptomonnaies, bien que celui-ci ait subi plusieurs krachs violents cette année, certains travaillent d’arrache-pied pour le maintenir en vie, et même à terme lui donner une place prépondérante dans nos existences. C’est pourquoi, avant de clôturer cette série, je dois avancer une dernière thèse : les cryptomonnaies n’ont tenu aucune de leurs promesses, mais dans le cas contraire, ç’aurait été un désastre.
Panique bancaire
Commençons peut-être par évoquer l’état actuel du marché des cryptomonnaies. En mai 2022, sa capitalisation globale est passée de 1800 à 1200 milliards de dollars — une contraction à peu près équivalente au PIB de la Pologne. Au moment où j’écris ces mots, nous en sommes maintenant à 1000 milliards. Le marché des NFT a lui aussi rétréci de manière spectaculaire pendant la première moitié de 2022, en raison de problèmes de liquidité rencontrés par plusieurs grands acteurs du marché. En novembre, l’une des plus grosses plateformes d’échange du monde (FTX) a déposé le bilan, tandis que ses cadres sont accusés de fautes graves. Compte tenu de ses passifs financiers estimés entre 10 et 50 milliards de dollars, la chute de FTX pourrait bien en entrainer d’autres et laisser une marque indélébile sur l’histoire des cryptomonnaies. L’année 2022 avait déjà été rude : les « stablecoins » comme Tether et Terra (des cryptoactifs censés maintenir une parité avec le dollar) avaient connu de graves difficultés. Le principe des « stablecoins » est d’offrir un véhicule à faible volatilité (idéalement, sans aucune volatilité) à l’intérieur de l’écosystème. Si vous pressentez que le cours de l’Ether va baisser, vous pouvez échanger tous vos actifs contre la quantité de « stablecoins » équivalente puis racheter des Ether à prix réduit plus tard. Le procédé est plus rapide et plus simple que d’avoir à revenir à des dollars, même temporairement.
Évidemment, il faut trouver un moyen de garantir cette parité avec le dollar, sinon le « stablecoin » n’est qu’une énième cryptomonnaie volatile parmi tant d’autres. Pour cela, certains projets utilisent un algorithme pour conserver l’équilibre automatiquement, tandis que d’autres promettent qu’ils possèdent assez de réserves fiduciaires pour soutenir leur jeton. Dans les deux cas, des pics soudains dans les demandes de retrait ont ébranlé l’édifice et suscité des doutes sur la capacité de ces « stablecoins » à maintenir leur valeur une fois sous pression. Cette perception a incité de plus en plus de clients à quitter le navire, aggravant de fait le problème. La parité avec le dollar fut perdue, et la panique s’est étendue. Le cours de toutes les cryptomonnaies s’est effondré et plusieurs acteurs du domaine n’ont pas résisté au choc. Plus tôt cette année, Celsius (une société qui exerçait une activité de banque commerciale pour les cryptomonnaies) a dû suspendre les retraits et a fini par déposer le bilan [1] En plus des problèmes de liquidité causés par les retraits, Celcius a investi une grande partie de ses Ether dans un produit dérivé(« sETH« ) qui permettait de pré – miser de l’argent sur le futur mécanisme de preuve de participation d’Ethereum(voir partie II).Malheureusement, celui – ci a mis beaucoup de temps à être mis en place, les sETH ont été fortement dévalués et sont restés immobilisés trop longtemps pour que Celcius puisse les utiliser pour se renflouer.. Peu de temps après, une autre cryptobanque (Babel) a également interdit les retraits en raison de problèmes de liquidité. Ce schéma s’est reproduit à l’identique il y a quelques semaines lorsque des rumeurs ont fait état de l’insolvabilité supposée de FTX. Le monde des cryptomonnaies n’est jamais à court d’ironie : lui qui a été créé pour « libérer la population de l’emprise des banques », le voilà qui enchaîne panique bancaire après panique bancaire.
Les cryptomonnaies et l’inflation
Les raisons pour lesquelles tant de gens ont essayé de retirer leur argent ces derniers mois (ce qui a provoqué ces krachs) méritent qu’on s’y attarde. La plupart des observateurs s’accordent à dire que la cause première est cette inflation [2] On peut également citer le fait que le minage est de moins en moins profitable, en raison des prix de l’énergie qui explosent. qui touche l’économie mondiale. En temps de crise, les investisseurs se resserrent la ceinture et privent ainsi l’écosystème de l’afflux de nouveaux venus dont il a besoin, pendant que les capitaux s’échappent.
Ce point est important, car les cryptomonnaies sont souvent présentées comme des valeurs refuges résistant particulièrement bien à l’inflation, et aux autres formes de manipulations monétaires des banques centrales. Après tout, avec les cryptomonnaies, la création monétaire est gravée dans le marbre. Le volume total de Bitcoins, par exemple, augmentera graduellement jusqu’à atteindre 21 millions puis stagnera à jamais. Les amateurs de cryptomonnaies accusent généralement les politiques d’assouplissement quantitatif (« quantitative easing » ou QE) d’avoir causé l’inflation, ce qui pour eux illustre bien qu’on ne peut pas faire confiance aux gouvernements pour gérer la question monétaire. En réalité, c’est l’inverse : le marché des cryptomonnaies florissait tant que les politiques de QE très accommodantes noyaient les investisseurs sous l’argent gratuit. Mais maintenant que la fête est finie, tout le monde se précipite vers la sortie.
Nous savions déjà que contrairement aux buts annoncés, les décisions des gouvernements ont un impact sur le monde des cryptomonnaies — par exemple, lorsque la Chine a interdit le minage sur son territoire. Désormais, on sait aussi que celui-ci n’est pas aussi découplé de l’économie réelle que beaucoup de ses soutiens le croyaient.
La monnaie apolitique est une absurdité
La première partie de cette série se concentrait sur l’idée que les cryptomonnaies ne sont pas des devises à proprement parler, mais il restait un angle mort : le fait qu’elles pourraient un jour être suffisamment améliorées pour pouvoir jouer ce rôle. Beaucoup de défenseurs des cryptomonnaies sont parfaitement conscients des limitations actuelles pour les technologies de blockchains, sont convaincus que des progrès futurs résoudront les problèmes un par un. Ils ont tort, non pas parce que l’ingéniosité humaine a atteint son plafond, mais parce que le concept lui-même était mort-né.
Dans l’histoire, la gestion monétaire a toujours été une prérogative étatique. La loi visigothe, au 7e siècle, autorisait la torture lors des enquêtes sur les cas de monnaie contrefaite (et à l’issue, le contrevenant avait la main coupée). Dans l’empire carolingien (750-900 apr. J.-C.), le même crime était condamné à « la mort par le feu » tandis que les Bretons du 15e siècle ébouillantaient et pendaient les coupables (dans cet ordre). Plus récemment, les faux-monnayeurs furent mis à mort jusqu’à l’abolition de la peine capitale en 1981. Aujourd’hui, nous avons le luxe de vivre dans un monde où les sans-abris purgent de trois à six ans de prison pour avoir essayé d’acheter de la nourriture avec un billet de 20 $ contrefait. Le message est clair : ne touchez jamais à l’argent, quelle que soit l’époque.
C’est une leçon que Facebook (une société à qui on a pourtant pardonné beaucoup de choses) a apprise à ses dépens lorsqu’elle a voulu lancer son propre « stablecoin ». Le projet visait à ce que de grandes sociétés du numérique (dont Uber, Lyft, Spotify, PayPal et Mastercard) créent leur propre devise universelle dédiée à Internet. Mais face à la fronde des régulateurs aux États-Unis, elles ont dû renoncer [3] On notera que la tristement célèbre Cambridge Analytica, connue pour avoir collecté les données de 87 millions d’utilisateurs sur Facebook à des fins de ciblage électoral, a pendant un temps envisagé de lancer sa propre monnaie numérique. Le projet fut décrit comme « une manière d’exercer un contrôle étatique et privé sur les individus » et qui va à rebours des promesses de cette technologie de manière totalement dystopique. et revendre tous les droits et les actifs. Les gouvernements ont immédiatement reconnu une menace pour leur souveraineté et ont aussitôt mis le holà.
L’un des aspects centraux d’une monnaie, qui échappe peut-être aux grandes sociétés du numérique, est qu’elle n’existe pas dans un vide. Il ne s’agit pas d’un moyen d’échange parmi d’autres, tous équivalents, mais d’un rouage du système économique plus large qui est profondément intégré à notre société. Maintenir une économie stable fait partie des missions principales que les états sont chargés d’assurer. Et lorsqu’ils échouent, les conséquences sont spectaculaires. On considère que la Grande Dépression de 1930 est l’un des facteurs majeurs ayant conduit à la Seconde Guerre mondiale. En 1988 et 1978, juste avant la Révolution française, deux années de mauvaises récoltes successives avaient propulsé le prix du pain à 88 % du salaire d’un travailleur moyen — tout le monde sait ce qui est arrivé aux personnes au pouvoir ensuite.
Il faut concevoir la monnaie comme un outil que les états peuvent utiliser lorsque le bien commun est en jeu. Les banques centrales peuvent (et doivent) dévaluer ou réévaluer leurs devises, ou même en émettre davantage selon le contexte. Pourquoi ? Parce que sinon, des gens meurent. Prétendre que ce pouvoir devrait être confié à des acteurs privés (ou ne pas exister du tout) requiert une foi aveugle dans les effets stabilisateurs du capitalisme dérégulé. Ce serait la version « 2.0 » de donner les clés de la Réserve fédérale aux acteurs responsables de la crise des « subprimes ». Pour un exemple un peu moins extrême, on peut se tourner vers la zone euro : les états membres ont abdiqué leur politique monétaire. Privés des outils mentionnés ci-dessus, ils éprouvent les pires difficultés à affronter les crises financières. Les experts s’accordent à dire qu’il s’agissait d’une grave erreur [4] Cette déclaration ne doit pas être interprétée comme une opposition de ma part à une union entre les peuples européens, bien au contraire.Je pense simplement que la manière dont la zone euro a été mise en place comporte des problèmes majeurs, en particulier sur la question de la monnaie unique.Enfin, pour que les choses soient claires, je ne crois pas qu’il soit possible de revenir en arrière à ce stade..
L’usage contestable qui a été fait de la dévaluation ou du « quantitative easing » sert d’argument aux défenseurs des cryptomonnaies : celles-ci sont effectivement à l’abri de ce type de décision politique. S’il ne fait aucun doute que ces outils ont été utilisés à mauvais escient par le passé, il ne faut pas pour autant les bannir à tout jamais. La question de la monnaie est si profondément liée à la gouvernance qu’elle ne peut pas être apolitique — et la politique est conflictuelle par nature. La politique existe parce que les citoyens ont des désaccords, y compris sur la manière de gérer les devises. L’idée centrale des cryptomonnaies, utiliser des algorithmes pour résoudre ces conflits, n’est que le symptôme d’une croyance préoccupante dans la sphère numérique : la notion que nous pourrions apporter des solutions technologiques à des problèmes politiques. La prépondérance très soudaine de l’outil informatique dans notre société a convaincu beaucoup de praticiens du domaine qu’une compréhension de ces machines impliquait une compréhension des problèmes de la société elle-même [5] Notre ignorance des principes économiques et diplomatiques les plus élémentaires est illustrée à merveille par cette interview, dans laquelle un conseiller de Blockchain Capital LLC prétend que si Bitcoin était adopté globalement, il y aurait moins de guerres puisqu’il serait tellement compliqué d’emprunter de l’argent que les états ne seraient plus en mesure de financer des conflits de longue durée.. Ils se trompent au plus haut point :
- Les algorithmes proposés jusqu’ici n’ont résolu strictement aucun problème — ainsi que démontré dans les parties I et II de cette série.
- Toute solution algorithmique prometteuse serait anéantie aussitôt qu’elle gagnerait en popularité, car les états n’ont aucune intention de céder le contrôle d’outils régaliens.
- Les algorithmes ne sont de toute manière pas la bonne approche pour une politique monétaire, car celle-ci doit procéder d’un consensus démocratique et être réétudiée de manière périodique. Celle-ci réside exclusivement dans le champ politique.
Pire encore : cette idée qu’une gouvernance algorithmique serait impartiale — et par conséquent plus juste — est tout aussi fallacieuse. Il n’existe pas d’algorithmes neutres ; il n’y a que des algorithmes à politique intégrée [6] L’idée selon laquelle les cryptomonnaies seraient des technologies neutres et que la transparence apportée par la blockchain protège des comportements malveillants revient souvent dans les débats.Elle est non seulement fausse(quiconque s’intéresse au sujet verra les innombrables tentatives d’escroquerie et de manipulation des cours qui gangrènent l’écosystème), mais elle oublie en outre que les avancées technologiques restructurent la société de manières qui n’ont rien de neutre(par exemple, se référer à l’invention de l’imprimerie, la machine à vapeur, internet, etc.)..
Cryptomonnaies et politique
Il semble donc important d’examiner l’idéologie politique intégrée dans les technologies de blockchains et de cryptomonnaies afin de déterminer les risques liés à une adoption par le grand public. Si « le code fait loi », de quelle loi s’agit-il ?
L’étalon-or
L’une des questions centrales dans la conception des cryptomonnaies est celle de la création monétaire. Comme mentionné plus haut, Bitcoin a une limite fixe (dans le code) de 21 millions d’unités. Il n’y a pas de plafond global pour Ethereum, mais seuls 18 millions d’Ether ne peuvent être créés par an maximum [7] Ethereum favorise la déflation en détruisant la monnaie qui est utilisée comme gaz(frais de transaction).Retirer en permanence de l’argent en circulation empêche le volume global de croître trop vite.. Dans le livre blanc qui a introduit le Bitcoin, on peut lire : « une fois le volume de monnaie préétabli entré en circulation, l’incitation à participer au réseau proviendra exclusivement des frais de transaction, réduisant ainsi l’inflation à zéro ». Ce passage montre bien que la résistance à l’inflation constitue l’un des objectifs premiers de cette cryptomonnaie. Nous passerons sous silence le fait d’avoir obtenu, au final, un instrument financier réputé pour ses spirales inflationnistes et déflationnistes imprévisibles que beaucoup présentent encore comme une protection contre l’un ou l’autre.
Bien que la section précédente ait déjà écorné ce mythe de la résistance à l’inflation, il continue d’occuper une place centrale dans les discours pro-Bitcoin. Il n’est guère surprenant que cette cryptomonnaie ait été qualifiée « d’or numérique », ou que son champ lexical contienne des termes comme le « minage » : les fondements théoriques du Bitcoin sont en effet liés à l’idée de l’étalon-or. Durant plusieurs périodes du XXe siècle, les monnaies fiduciaires étaient adossées à des ressources naturelles (en particulier, l’or ou l’argent), et les états ne pouvaient pas émettre plus de monnaie que l’équivalent en métal dont ils disposaient. Pour faire marcher la planche à billets, il fallait donc d’abord extraire davantage d’or, dont la quantité totale est limitée [8] Si les États – Unis revenaient à l’étalon – or, ils devraient acheter la moitié des réserves mondiales en or pour soutenir leur économie.Il n’existe pas assez d’or sur Terre pour que tous les pays du monde adoptent ce système.. Les États-Unis ont abandonné ce système en 1972 pour plusieurs raisons, notamment le fait qu’il empêchait le recours aux politiques monétaires expansionnistes lorsque la situation l’exigeait.
Aujourd’hui, l’opposition à l’étalon-or est quasi unanime. Il ne reste plus qu’une poignée de think-tanks affiliés à la droite radicale pour le défendre, tel le CATO Institute (fondé par Charles Koch et Murray Rothbard), ainsi que des élus républicains comme Ron Paul. C’est pour cette raison que je suis toujours surpris de voir l’étalon-or utilisé comme axiome par les plus grandes cryptomonnaies, tandis que les figures de proue du domaine l’érigent en fleuron de la politique monétaire.
À bas les banques centrales !
Une autre motivation qui a conduit à la création des cryptomonnaies est que leur architecture décentralisée leur permet d’opérer sans tiers de confiance. On peut à nouveau citer l’article originel de Satoshi Nakamoto : « Le problème, avec les monnaies traditionnelles, est que la confiance est indispensable à leur fonctionnement. Il faut faire confiance aux banques centrales pour ne pas dévaloriser la devise, mais au cours de l’histoire, cette confiance a été trahie à maintes reprises. » L’objet ici n’est pas d’étudier la validité économique de ce rejet des banques centrales, mais plutôt de le reconnaître pour ce qu’il est : une idée profondément ancrée à droite. On peut illustrer cela à travers de nombreux articles, comme « votre banque centrale vous dépouille« , ou encore toute section « commentaires » de contenus qui critiquent la technologie des blockchains. Sam Bankman-Fried, le fondateur de FTX, a accusé la Fed américaine d’être responsable du contexte économique actuel [9] Certains prétendent que les banques centrales ont provoquent de l’inflation en manipulant les taux d’intérêt.En réalité, ces actions sont décidées à cause de l’inflation, afin de la contrôler.Dans des conditions normales, les banques centrales visent une inflation avoisinant les 2 %, taux que les économistes orthodoxes jugent le plus propice au développement économique. (les évènements récents ont cependant mis en doute son expertise sur le sujet). Dans les cas extrêmes, l’écosystème des cryptomonnaies verse dans l’antisémitisme et les théories de la conspiration chères à l’alt-right, selon lesquelles l’état profond et une élite mondialisée œuvrent pour la spoliation des classes moyennes.
Il faut bien voir que cette idéologie n’est pas apparue avec les cryptomonnaies. Si on cherche des détracteurs des banques centrales hors de cette sphère, on découvre vite des économistes libertariens (Charles Hugh Smith a déclaré publiquement regretter le système de l’étalon-or) ou davantage de think tanks conservateurs. Il s’agit en outre d’un thème récurrent pour certains éditorialistes tels qu’Alex Jones.
Libertariens et anarchocapitalistes
Quand bien même les blockchains seraient une technologie apolitique, il faut bien reconnaître que ceux qui en défendent les axiomes depuis toujours partagent une certaine vision du monde. Les personnalités citées au paragraphe précédent sont affiliées au mouvement libertarien américain [10] Également appelé « anarcho – capitalisme », bien que les autres courants de pensée anarchistes rejettent toute affiliation avec celui – ci pour cause de divergences idéologiques irréconciliables.. L’idée de liberté, en tant que rejet de la tyrannie des états, se trouve au cœur de leur philosophie politique. Pour eux, les états imposent des restrictions inacceptables aux libertés individuelles et doivent être réduits à leur forme la plus élémentaire possible ; une structure garantissant la propriété privée, et rien de plus. En particulier, ils estiment que toute redistribution de richesse ou intervention de l’état pour réguler l’économie constitue une ingérence dans la vie privée des citoyens.
Je ne prétends pas que tous les utilisateurs de Bitcoin se qualifieraient de libertariens. Cependant, il me paraît difficile de contester que les blockchains aient été créées selon des principes qui sont en tous points alignés avec les idéaux de ces derniers. De même, on ne peut que constater que l’écosystème des cryptomonnaies a permis de ramener ces théories économiques jusque là marginales au centre du débat public. Sans tomber dans des jugements moraux puérils du type « droite radicale égal mauvais », il semble indispensable de procéder à une critique de la philosophie politique libertarienne pour pouvoir imaginer une société transformée par les cryptomonnaies. Heureusement, des personnes bien plus compétentes que moi s’en sont déjà chargées. En raison de mes convictions personnelles, je donnerai l’analyse de Noam Chomsky (qui s’identifie comme un socialiste libertaire [11] L’anarchocapitalisme n’a pas grand – chose à voir avec l’anarchisme, et le socialisme libertaire est très différent du libertarianisme(alors qu’il est très proche de l’anarchisme).Accrochez – vous!), mais vous en trouverez d’autres à cette adresse si le cœur vous en dit. Et si vous pensez que la société a surtout besoin d’un marché libre qui permet à diverses forces économiques de se livrer un combat darwinien, vous pouvez tout simplement sauter quelques paragraphes.
Pour les libertariens, personne n’accepte explicitement le contrat social : notre naissance dans un état conditionne les lois auxquelles nous devons nous plier sans jamais avoir la possibilité de les refuser. C’est pour cette raison qu’ils s’opposent aux états trop puissants. La liberté est leur valeur cardinale, ce qui implique trois choses :
- Toutes les interactions sociales doivent être régies par des accords interpersonnels, auxquels chacun consentirait librement.
- Il ne doit pas exister de contraintes sur le type d’accords qui pourraient être établis, et certainement pas de contraintes imposées par l’état.
- Il faut limiter autant que possible les pouvoirs de l’état, et celui-ci doit se contenter de jouer le rôle d’arbitre qui met en application les accords entre différents partis.
Ce système semble tout à fait raisonnable dans un monde où tous les citoyens sont égaux, mais il ne s’agit pas de celui dans lequel nous vivons puisque les individus ont des niveaux de richesse ou de pouvoir très disparates. Si Jeff Bezos cherche à obtenir quelque chose de ma part, il y a fort à parier qu’il aura gain de cause — et selon ses termes, d’ailleurs. Bien que je puisse techniquement refuser n’importe laquelle de ses offres, toute résistance sera facilement balayée en pratique. L’écart de pouvoir entre nous deux est difficilement surmontable. Aux yeux des libertariens, il ne s’agit pas d’un problème, mais d’un effet secondaire désirable du système : il est tout à fait naturel pour eux que les individus les plus astucieux ou doués en affaires se voient récompensés par un pouvoir accru.
Le problème est que cet ensemble de règles promu par les libertariens concentre graduellement le pouvoir. Les plus puissants peuvent se servir de leur statut ou leurs ressources pour obtenir un avantage sur les autres ; ce faisant, ils se retrouvent avec un peu plus de pouvoir dont ils peuvent alors user encore mieux, et ainsi de suite. Même si la société, d’un coup de baguette magique, revenait à un état parfaitement égalitaire (ce qui n’est en aucun cas au programme des libertariens), nous serions revenus à la case départ en quelques générations. Il n’est guère surprenant que cette idéologie soit très populaire auprès des entités qui sont déjà en position de force (comme les millionnaires ou les multinationales), et qui ne rêvent que de consolider leur pouvoir en créant un environnement où celui-ci ne pourra jamais être menacé. Le terme de libertarianisme, dans un mouvement tout à fait orwellien, finit par représenter le contraire de ce qu’il signifie : sa mise en place mènerait à une tyrannie des entreprises, dans laquelle le secteur privé jouirait d’un pouvoir sans limite.
Il est intéressant de constater qu’il ne s’agit pas d’une analyse théorique. Le monde des cryptomonnaies a été bâti selon les préceptes libertariens et fait office pour eux d’utopie miniature. Les parties I et II de cette série, je l’espère, ont bien montré que l’évolution de l’écosystème avait effectivement conduit à une concentration du pouvoir entre les mains de ceux qui possédaient déjà des richesses. Il ne reste plus qu’à conclure qu’il s’agit de la raison d’être de cette structure, et non d’un regrettable effet secondaire.
L’avenir
Je me ficherais pas mal que les libertariens aient construit leur petite dystopie si celle-ci ne menaçait pas de contaminer l’Internet tout entier. Bien que je doute fortement que les cryptomonnaies soient largement adoptées dans le futur proche [12] Ou du moins, pas dans leur forme actuelle.Les CBDC(monnaies numériques de banque centrale) en revanche ont toutes les chances de devenir omniprésentes, mais elles constituent un sujet à part qui ne sera pas abordé ici., des technologies connexes tout aussi préoccupantes sont à l’étude.
Web3
L’une d’entre elles est connue sous le nom de « Web3 », et bien que ses contours demeurent flous, elle constitue la prochaine grande itération d’Internet. L’idée de décentralisation tient là aussi une place prépondérante : les services que nous utilisons quotidiennement reposent sur une poignée de plateformes comme Google, Amazon, Microsoft et Facebook dont la domination est critiquée, à défaut d’être contestée de manière sérieuse. Une fois converties au « Web3 », nos données personnelles seraient stockées dans la blockchain, au lieu d’être accumulées jalousement par les sociétés susmentionnées.
On paierait en ligne avec des Ether sans devoir passer par des prestataires comme PayPal ou Stripe. On résoudrait les noms de domaine en faisant une recherche sur la blockchain. Les mécanismes d’identifications reposeraient sur les NFTs et les contrats intelligents. Vous comprenez l’idée.
Une question se pose immédiatement : cette technologie de blockchain si inefficace pourra-t-elle porter tout le poids d’Internet sur ses épaules ? Sans même aborder le coût prohibitif de toute opération sur la blockchain ni les autres problèmes soulevés précédemment, un obstacle important serait la capacité du public à interagir avec celle-ci. En supposant que les données du monde entier auraient migré sur une blockchain, comment feriez-vous, en tant qu’utilisateur ou créateur de site web, pour y accéder ? Les blockchains sont distribuées et décentralisées : il va de soi que vous pouvez en obtenir une copie. Et c’est le cas… du moment que vous avez suffisamment d’espace de stockage. La blockchain Ethereum pèse actuellement 875 GB, un nombre qui ne peut qu’augmenter. D’accord, vous n’avez peut-être pas besoin de la blockchain tout entière, mais même en conserver les 10 derniers % est au mieux incommode, au pire impensable (par exemple dans le cas des appareils mobiles).
Pour pallier ce problème, des sociétés comme Infura ou OpenSea ont mis au point des interfaces de programmation (appelées « API ») que les développeurs peuvent utiliser pour obtenir des informations sur l’état de la blockchain, ou d’objets stockés sur la blockchain comme les NFT. Ainsi, vous n’avez plus besoin de garder une copie des données vous-même. Il suffit de poser la question à un tiers de confiance et il vous enverra la réponse. Hein ? Quoi ? « Tiers de confiance » ? Oh que oui. Interroger la blockchain s’avère tellement fastidieux que cette tâche a été sous-traitée à une poignée d’entreprises qui font de fait autorité. L’écrasante majorité des applications et sites web construits autour de la blockchain reposent sur ces services. Peu importe que les informations inscrites sur la blockchain soient immuables et distribuées si quelques points névralgiques contrôlent la représentation de ces données pour le monde entier. Il ne restait qu’un argument problockchain que nous n’avions pas traité : la résistance à la censure. C’est ici qu’il prend l’eau. En réalité, l’écosystème compte même sur ces services pour maintenir un semblant d’ordre, comme quand OpenSea [13] Une plateforme qui abrite 97 % du marché des NFT — on m’assure cependant que celui – ci reste tout à fait décentralisé. masque les NFTs volés afin d’empêcher leur recel. Naturellement, des abus de pouvoir ont été constatés. D’une manière ou d’une autre, le monde des blockchains finit toujours par reproduire les structures qu’il a juré de rendre obsolètes.
Je doute fort que le Web3 émerge un jour. Si nous avons appris une chose, c’est bien que les blockchains ne survivent jamais au passage à l’échelle lorsqu’il est question d’applications pratiques, et le projet de Web3 est de s’intégrer à Internet tout entier. Un autre obstacle majeur est qu’en prétendant déplacer toutes les données personnelles sur la blockchain, il va contre l’ère du temps. La décennie qui vient de s’achever a été en partie marquée par de nombreux débats sur la bonne manière de manipuler les données personnelles. En particulier, les sociétés qui laissaient les photos et profils accessibles publiquement par défaut ont subi de sévères critiques — plusieurs pays ont d’ailleurs légiféré sur les pratiques. Merci de m’écrire si vous savez comment des informations stockées sur la blockchain pourraient se conformer à la clause du RGPD qui encadre les transferts de données en dehors de l’UE. Forts de ce constat, certains (comme Dan Olsen dans son excellente vidéo sur le sujet) voient dans ce paradigme une tentative des start-ups de la tech pour détrôner les géants du numérique. À travers le Web3, ils espèrent arracher aux GAFAM le contrôle de données personnelles. Et c’est sans doute l’obstacle le plus infranchissable de tout : les multinationales n’ont aucune intention de se laisser faire.
Third Life
C’est que, voyez-vous, les grands acteurs ont leur propre vision de ce que le monde de demain devrait être, et il tourne autour d’eux. Microsoft a dévoilé sa stratégie pour le métavers. Facebook a été jusqu’à se renommer « Meta » — nous sommes priés de croire que ce rebranding traduit leur croyance sincère en la viabilité du métavers, et n’a rien à voir avec le fait que leur marque était devenue aussi toxique qu’un sushi de Fukushima.
Le meilleur moyen d’expliquer le concept de métavers est de se référer au film « Ready Player One » sorti en 2018. Même si vous ne l’avez pas vu, un visionnage rapide de la bande-annonce sera sans doute plus clair que la majorité des articles sur le sujet. Un métavers est un monde numérique parallèle auquel on accède à travers un casque de réalité virtuelle. Mais au-delà de l’aspect technique, il s’agit ni plus ni moins de Second Life : une extension du monde physique dans laquelle on peut se promener, voir des amis, et pourquoi pas travailler. Je sais : à quoi bon ? On peut faire tout ça dans la vraie vie. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour ignorer le métavers : après tout, lorsqu’Internet est apparu, on l’a parfois accueilli avec un certain scepticisme. Les gens ne comprenaient pas : on pouvait déjà envoyer des lettres, s’informer dans les journaux, et l’idée qu’on pourrait acheter des articles en ligne sans les avoir vus avant paraissait bien farfelue. Mais 30 ans plus tard, nous voilà. Ce sont les modes de production qui définissent le besoin, et non l’inverse. Si toutes les interactions sociales déménagent dans le métavers, alors nous le voudrons. Les technophiles les plus enthousiastes le décrivent comme une nouvelle révolution, comparable à celle d’Internet.
Le métavers et (l’absence de) la blockchain
Avant de réfléchir à la manière dont le métavers pourrait affecter nos vies, il faut clarifier une chose. Quel est le rapport avec les blockchains ? En 2002, Second Life a connu un certain succès avec un monde virtuel et une monnaie faite maison sans jamais recourir aux technologies décrites dans cette série d’articles. La différence est que cette fois, on ne nous offrira pas un, mais plusieurs métavers — autant de mondes semblables à des îles voisines et gérés par divers acteurs, entre lesquels on pourra se téléporter à loisir. Pour que l’expérience utilisateur soit cohérente, il faut pouvoir partager des informations entre ces univers. Si vous achetez des chaussures Nike pour votre avatar dans le métavers de Microsoft, ce n’est pas pour marcher pieds nus dans celui de Facebook. Pour résoudre ce problème, certains proposent que chaque objet que l’on pourrait posséder soit représenté sous la forme d’un NFT. La blockchain serait ici utilisée comme une sorte de mécanisme d’interopérabilité entre les différents univers.
Si Microsoft et Facebook dépensent des fortunes pour nous vendre le concept de métavers, on peut cependant noter l’absence curieuse de toute mention de blockchain. Les deux sociétés ont créé un consortium appelé le « Metaverse Standards Forum » (forum des standards du métavers) avec Adobe, Nvidia, Alibaba et bien d’autres, mais une étude sommaire de la liste des membres révèle que les acteurs de la blockchain ne sont pas invités à la table. N’en déplaise à l’industrie des NFT, cela me laisse penser que les géants de la tech ont d’autres idées en tête. Car en réalité, il existe une solution bien plus simple pour résoudre le problème du multimétavers : qu’un des participants de la course parvienne à obtenir une position hégémonique. Personne dans le secteur du métavers ne parle de blockchains, parce que l’interopérabilité n’est qu’un plan B. Chacun préférerait mille fois tuer la concurrence et instaurer une unique île (la sienne) comme point de rencontre de l’humanité tout entière. Traditionnellement, dans le monde numérique, « l’ouverture » est plutôt manipulée de manière stratégique (voire cynique), afin d’attirer des utilisateurs jusqu’au moment où il devient plus profitable de les enfermer.
Pourquoi le métavers m’inquiète
Ironiquement, le concept de métavers m’inquiétait moins lorsque je l’imaginais subir un jour le toucher de Midas des blockchains — une technologie qui, rappelons-le, n’a à ce jour débouché sur aucune application pratique en raison de ses limitations. Mais retirer la blockchain du métavers ne change rien au fait que l’une et l’autre partagent les mêmes racines idéologiques libertariennes. Dans le cas de ces derniers, l’inévitable dégénérescence en tyrannie d’entreprise paraît encore plus évidente [14] De manière amusante, l’un des enjeux de Ready Player One est d’arracher la gouvernance du métavers des griffes de la société qui l’a créé!. Certains penseurs proposent un nom pour cette nouvelle forme de sujétion : le « techno-féodalisme« . Après des années de débats sur la manière dont les réseaux sociaux détruisent le lien social, souhaitons-nous vraiment passer la moitié de nos vies dans des mondes numériques créés par ces groupes qui n’ont cessé d’abuser de nous ?
Nous n’aurons peut-être pas le choix. Les sociétés qui investissent le plus dans le métavers actuellement comptent parmi les plus puissantes du monde. Elles pourraient bien être en mesure de nous enfoncer dans la gorge tout paradigme qui leur siéra, que ce soit via leurs positions dominantes ou la force de frappe de leurs départements marketing. Pour le moment, nous sommes encore protégés par le coût élevé des casques de réalité virtuelle, mais cela ne durera pas. Je crains que d’ici 20 ans, tout le monde possède ce type d’équipement chez soi et que la résistance au métavers ne puisse se faire qu’au prix de l’isolement social.
Pour conclure cette section, je vais expliquer pourquoi je pense qu’il y a là un enjeu existentiel pour ces sociétés : le capitalisme tardif fait face à un problème structurel. Le système exige de la croissance, et ne peut d’ailleurs perdurer que tant que cette croissance advient. Mais il y a une limite — la croissance doit bien s’arrêter tôt ou tard ; non pas pour des raisons morales, mais tout simplement parce qu’un jour, notre planète n’aura plus de ressources. On entend souvent la maxime « il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini » dans les discours sur la décroissance ou prescrivant une sortie totale du capitalisme. La réponse du capitalisme, plutôt géniale, est de contourner le problème de la réalité en créant de nouveaux mondes, virtuels et infinis cette fois, où nous pourrons extraire de la valeur jusqu’à la fin des temps [15] Cela explique aussi pourquoi tant de milliardaires sont aussi investis dans la course spatiale et la perspective de pouvoir coloniser de nouvelles planètes..
Considérer les métavers à travers ce prisme nous permet de mieux comprendre pourquoi ils seront avant tout construits comme des places de marché, où tous les produits de la vie réelle pourront être dupliqués et venus à nouveau, et dont les multinationales seront les propriétaires tout-puissants. Le but poursuivi est la marchandisation de chaque instant de notre existence. Ne me demandez pas d’y mettre les pieds.
Conclusion
Je pourrais me contenter de lister tous les errements et déceptions liés aux blockchains et en rester là. Ce serait trop facile. Oui, les applications qu’elles ont engendrées (ou souhaitent encore engendrer) sont absurdes. Le plus souvent, les blockchains détruisent notre planète et donnent naissance à de nouvelles formes d’oppression. Et pourtant, le zèle quasi religieux qu’elles inspirent révèle quelque chose sur notre société. Le rêve des blockchains est celui d’une société plus juste, l’espoir d’une revanche sur le monde de la finance qui a si souvent ruiné des vies. Il n’est guère surprenant qu’il se montre si tenace.
Ce qui me rend furieux, c’est de voir la dimension exploiteuse de l’alternative qui a émergé. Voici quelques témoignages d’individus qui ont tout perdu, ils sont à briser le cœur. L’objet n’est pas de critiquer des placements discutables, mais de constater que la société moderne laisse beaucoup de gens sur le carreau. Ceux-ci n’ont guère d’autre moyen d’améliorer leur vie que de recourir à des jeux de hasard déguisés — et je crois qu’ils s’en rendent bien compte. Puis, tout à la fin, on apprend qu’il ne s’agissait que d’un énième mécanisme permettant de transférer l’argent des pauvres aux plus riches.
C’est alors, dans le tout dernier paragraphe de cette série, que l’on découvre la première et unique valeur générée par les blockchains, les cryptomonnaies et les NFT. Ce qu’elles sont importe peu, car elles nous montrent l’état du monde et les inégalités intolérables que les gens subissent. Ce que la société deviendra si nous ne changeons rien. Au-delà de ça, cher lecteur, où que vous soyez, si vous cherchez à sortir de la misère, j’espère sincèrement que vous y parviendrez. Mais ce ne sera pas grâce aux blockchains.